AU DELA DU SCENARIO
Amusant de voir comment ont pu réduire ce film à l'histoire d'une comédienne amnésique dont une autre femme aurait usurpé l'identité…
Il y a bien deux femmes, dont une amnésique, mais l'idée de départ est différente et il n'est pas surprenant que le film ait été mal présenté. Peu importe, en effet, le scénario : l’atmosphère, les situations, les personnages, la beauté des images caractérisent ce film.
Je serais même tenté de croire – et pour moi, compte tenu de l'extrême qualité du film, c'est un compliment – que David Lynch ne s'est pas vraiment torturé sur son scénario ! (Arrêtons de sacraliser les cinéastes…)
Lynch préparait un pilote de série télévisée, façon TWIN PEAKS, il en résulte, au bout du compte, MULHOLLAND DRIVE, film étrange, onirique, sensuel et beau, dont le scénario n'est sans doute pas l'affaire principale.
D'ailleurs, le dossier de presse ne donne aucun synopsis mais une simple phrase : "une histoire d'amour dans la cité des rêves".
Tout est dit…
DES RÊVES QUI VOUS HAPPENT
C'est vrai que lorsque un personnage survient, chez Lynch en général et ici en particulier, il apparaît comme dans un rêve, et, de fait, le film tout entier se déroule comme un rêve.
A la suite d'un accident sur Mulholland Drive, au dessus de Los Angeles, Rita (superbe Laura Elena Harring) perd la mémoire et se réfugie chez Betty (Naomi Watts), une jeune comédienne novice et ambitieuse.
Cet accident, ce choc, donne le ton du film, placé sous le signe de l'évanouissement, de la syncope, du retrait brutal (mais parfois plus flou) de la réalité.
Un retrait dont la manifestation définitive est la mort, et dont le rêve reste, tout au long du film, la forme la plus douce. L’amnésie constituant, pour Rita (comme retirée à elle même), un stade intermédiaire ce ces deux « états » de conscience.
De ce point de vue, deux séquences concentrent, dans leur signification, toute la substance du film, toute sa cohérence…
LE CAUCHEMAR VÉRIFIÉ
Dans la première, un jeune homme, obsédé par un rêve effrayant et récurrent, donne rendez vous à un ami dans le véritable café où se déroule, à chaque fois, le rêve.
En effet, l'ami en question est lui-même un personnage de son cauchemar et, en le lui décrivant dans le détail, le malheureux jeune homme espère exorciser ce mauvais rêve, s'en débarrasser.
Erreur : alors qu'il montre à son ami l'endroit réel où, dans son rêve, apparaît une créature effrayante, il voit, véritablement, surgir cette créature (surgir « lentement », serait-on tenté de dire, au coin d’un mur). Le rêveur tombe en syncope et meurt sous les yeux de l'ami qui semble, pour sa part, n’avoir rien vu de tout ça.
Le jeune homme a-t-il, véritablement, vu un visage que son ami n'aurait pas eu le temps de voir ? A-t-il eu une hallucination ? Peu importe, seul compte la leçon de tout cela : dans ce film, on n'échappe pas à ses rêves, au contraire, ce sont les rêves qui vous happent, vous extraient, en syncope, du réel… jusqu'à vous tuer.
C'est là la matière du film, au delà de la trame narrative. D’ailleurs, aucun des personnages de cette séquence du cauchemar n’intervient plus dans le film…
PLAY BACK ET SYNCOPE
L'autre séquence nous donne à voir une chanteuse espagnole, ou latino américaine, interpréter avec passion une chanson poignante, dans un petit théâtre bizarre où Rita et Betty sont spectatrices.
Au beau milieu de son interprétation, la chanteuse s'évanouit mais sa voix, toujours aussi prenante, continue de chanter : l'effet est saisissant, créant sur nous, spectateurs du film, l'effet d'une petite syncope.
Pourtant le présentateur du spectacle nous avait prévenu, en même temps que Rita et Betty : il s'agissait de play-back. Seulement, après quelques numéros, nous l'avions oublié et, l'espace d'un instant, le vrai maître de cérémonie, David Lynch, réussit son plus magistral pied de nez !
En provoquant cette petite syncope dans notre perception du film, il nous a sorti de l'image que nous en avions, il nous a extrait, en quelque sorte, de notre « réalité » de spectateur, tout comme, sans cesse, il extrait ses personnages de la « réalité » vraisemblable du film.
Si, au delà de toute logique d'une continuité narrative, il ne s'agit pas là de cohérence dans le propos, de quoi s'agit-il ?
Et peu importe de savoir si Betty et Laura sont une seule et même personne, si le rêve de l'une devient, après ouverture d’une mystérieuse boite bleue, le cauchemar de l'autre, ou la réalité, ou que sais-je encore !
FILM DE RÊVE
Le sens, dans ce film, ne procède pas par linéarité selon un récit logique, ou une chronologie, le sens est un flux qui imbibe toute chose, dans lequel toute chose, à la seconde, peut devenir son contraire ou son double, comme dans un rêve.
Un rêve qu’il serait bien imprudent de vouloir interpréter puisqu’il n’appartient à personne (c’est une fiction !), et dans lequel David Lynch nous invite à entrer.
Et toute la force, tout le talent du réalisateur, consiste à écrire ce rêve, à le cinématographier, à faire de sa réalisation le moteur de ce rêve, en nous captivant, en nous séduisant, en nous troublant, en se jouant de nous, non sans humour.
Comme dans cette scène où Rita et Betty interprètent le texte d’un casting…
L’espace d’un instant, on croit qu’il s’agit de leur « véritable » dialogue, ensuite on comprend qu’il s’agit d’une scène de dispute qu’elles sont en train de répéter pour le casting de Betty, et pour finir, au moment du casting, et grâce à l’interprétation qu’en donne Betty, le même texte devient une brûlante et ambiguë déclaration d’amour.
En 10 minutes à peine, le même élément de scénario – un texte - revêt trois significations différentes !
RÊVE DE FILM
Citons une dernière scène, au début du film…
Adam, un jeune réalisateur de cinéma (Justin Theroux), se rend à un très étrange rendez-vous avec un cow-boy albinos. Ce dernier, dans un discours d'une drôlerie surréaliste, lui intime de suivre ses directives quant à ses choix de casting, et lui promet, quoi qu’il arrive, de le retrouver…
Contre toute attente cette séquence (parfaite pour une série TV à la TWIN PEAK !) reste sans suite et, simplement, on voit le même étrange cow-boy traverser le décor d'une scène vers la fin du film.
Là encore il semblerait bien que l'épuisement du récit, l'achèvement logique de la trame narrative, n'ait pas été le souci principal de Lynch. Et on s'en fiche : son film est un régal d'humour, de beauté, de sensualité, et de dépaysement onirique.
CHRISTIAN NEVE
NDLR : Les liens ont été rajoutés par Niala01